90.
Des écharpes de brume couvrent la lune rousse. La tour Eiffel clignote de toutes ses lampes pour marquer l’heure ronde.
Minuit.
Le side-car Moto Guzzi se gare dans une rue adjacente au Théâtre de Darius.
Lucrèce Nemrod retire son casque, se défait de sa combinaison de motarde et enfile une tenue plus sportive adaptée à l’escalade.
Isidore Katzenberg saisit le petit sac à dos dans lequel ils ont placé le matériel nécessaire à leur opération commando.
La jeune journaliste commence par photographier au téléobjectif quelques voitures qui se garent dans la cour.
Puis, ayant lancé un grappin, elle grimpe sur le toit. Isidore ne peut la suivre.
— Désolé, Lucrèce, je suis trop lourd.
— Il va falloir penser à un régime drastique, Isidore, suggère Lucrèce, narquoise.
— J’y songe. Ça et une psychanalyse. Et puis peut-être changer de corps, changer d’esprit, changer de vie.
— Vous êtes sérieux ?
— Presque.
Il lui lance l’échelle de corde. Elle la fixe à une cheminée et lui fait signe de monter.
Elle l’aide à franchir les derniers mètres en le tirant par la main.
Enfin ils se hissent sur le toit en zinc du Théâtre de Darius.
Isidore manque plusieurs fois de chuter.
— Vous avez le vertige, Isidore ? chuchote-t-elle.
— Entre autres. Je n’ai rien à faire ici. Vous êtes le muscle je suis le nerf, répond-il à voix basse.
— L’idéal est d’avoir les deux.
— Je vous l’avais dit : je serai juste un poids mort, difficile à déplacer. Et ne comptez pas sur moi pour donner des coups de poing ou des coups de pied ou utiliser une arme contre un individu quelconque, fût-il nuisible.
— OK, j’ai compris. Une fois de plus c’est aux femmes de faire le boulot pendant que les hommes se reposent.
— Comme chez les lions. Les femelles chassent et les mâles attendent. C’est la loi de Mère Nature.
— C’est ça qui m’énerve le plus chez vous, Isidore. Vos connaissances. Vous avez toujours l’info qui va expliquer par « a » plus « b » que j’ai tort et que vous avez raison.
— Vous avez raison, murmure Isidore.
Avec précaution, ils circulent sur le toit de zinc, et arrivent au vasistas qu’avait utilisé la jeune journaliste lors de sa première incursion. Mais cette fois il est verrouillé.
Elle extirpe du sac son sésame dont elle extrait deux lames métalliques plates qu’elle enfonce dans la fente. Après quelques manipulations millimétriques, Lucrèce finit par libérer le pêne. Elle lance la corde à nœuds et, l’un après l’autre, ils se laissent descendre jusqu’à la coursive des cintres.
Depuis leur perchoir, ils bénéficient d’une vue plongeante sur le ring et la salle qui se remplit peu à peu.
Isidore Katzenberg observe avec des petites jumelles. Les Darius Girls guident les spectateurs jusqu’à leurs fauteuils.
Lucrèce continue de photographier. Ils attendent.
Les trompettes se déclenchent.
Tadeusz Wozniak arrive en costard rose impeccable, accompagné de son garde du corps habituel à tête de chien. À peine arrivé, celui-ci lève les yeux vers la coursive.
Lucrèce Nemrod n’a que le temps de baisser la tête de son collègue.
Elle utilise le viseur de l’appareil photo comme périscope pour s’assurer que la menace est passée.
Par chance, le garde du corps s’est assis dans un angle où il ne peut plus les voir.
La musique s’amplifie.
Tadeusz Wozniak grimpe sur le ring illuminé par les projecteurs.
— « Le premier qui rira aura une balle dans la tête », quelle belle évolution du jeu « Je te tiens tu me tiens par la barbichette » et de la « roulette russe » ! Quelle belle motivation il faut pour risquer sa vie ! Un million d’euros pour le gagnant. Une balle de 22 long rifle tirée par un pistolet Benelli MP 95E pour les perdants.
— PRAUB ! PRAUB ! PRAUB ! scande aussitôt la salle.
— Ah, comme ça fait plaisir, je sens que la salle est particulièrement motivée ce soir. Ça promet des duels encore plus féroces. Mais je sens votre question : « Quel est le programme ? » Eh bien vous allez être heureux, car nous avons un programme-surprise avec des pointures et des outsiders. Mais tout d’abord laissez-moi vous présenter un nouveau venu.
Surgit alors sur la scène, en cape satinée, un petit bonhomme au visage masqué de noir. Une barbichette blanche dépasse.
— Vous vous appelez comment ?
— Mon vrai nom ? Je m’appelle Jacques Lustik. Ce qui signifie « le joyeux ».
— Non, je voulais dire votre surnom.
— Ah ? Jacques, mais mon nom d’artiste est « Capitaine Jeu-de-Mots ».
— Ah, tout un programme. Capitaine Jeu-de-Mots.
— … et les jeux de mots laids font les gens bêtes !
— Ah ! il démarre très fort. Mais retiens-toi « Capitaine Jeu-de-Mots », garde tes forces pour affronter ton challenger.
— Oui, et il vaut mieux avoir un challenger qu’un chat que l’on gère pas !
La salle hue, il répond par un petit salut poli.
— Très bien. Très bien. Mais vous venez d’où cher ami ?
— Eh bien ma mère est jeune fille au pair. Mon père est maire. Mon frère est masseur. Et mon oncle est une tante !
Cette fois la salle se moque ouvertement, mais Jacques n’en a cure. Il lève les bras comme s’il s’agissait d’encouragements.
— Donc « Capitaine Jeu-de-Mots » affrontera une vieille connaissance qui a déjà fait beaucoup parler de lui dans les journaux de sa région de Nice, Francky, dit « La Buse Verte ».
À ce moment apparaît un jeune homme rouquin, avec un masque vert, une cape et un justaucorps de la même couleur.
Il rejoint le centre du ring et lève les bras.
— Francky le Niçois, Francky « La Buse Verte », alors dis-nous au micro, tu le sens comment ce combat, Francky ?
— Précisément avec un « con bas ».
Cette fois la salle pousse une acclamation. Tadeusz Wozniak semble ravi, il lève la main pour apaiser la salle.
— Mes amis, mes amis ! Voilà longtemps que nous n’avons pas eu cette chance, deux participants qui s’adonnent au noble art du jeu de mots. Ce que Victor Hugo baptisait les « pets de l’esprit ». Ça promet !
Les Darius Girls commencent à débarrasser les deux humoristes de leur cape. Elles les guident vers les fauteuils, puis les harnachent avec des sangles.
Après quoi elles reviennent dans la salle et circulent dans les travées pour prendre les mises qui aussitôt s’affichent sur le grand écran placé au-dessus du ring.
Les mises jouent en faveur de Francky « La Buse Verte » à 5 contre 1.
— Ils prennent des masques et des noms à la manière des catcheurs, ça donne un côté bon enfant, remarque Isidore.
— « Bon enfant » ? Dans quelques minutes ce sera la boucherie !
— Ce qui ne nous dit pas où se trouve la BQT. C’est quand même ça qu’on cherche, je vous le rappelle, Lucrèce.
— Non. Moi ce que je cherche, c’est un reportage extraordinaire à vendre au Guetteur Moderne. Et ce que vous cherchez vous, c’est de la matière pour un roman fantastique.
Elle mitraille avec son appareil.
— Avec ça, le commissaire Malençon ne pourra plus remettre en doute nos accusations.
Tadeusz Wozniak donne le signal. La salle s’éteint. L’intensité lumineuse sur le ring augmente.
C’est Francky qui commence par une petite blague assez efficace qu’il semble avoir lui-même inventée.
Capitaine Jeu-de-Mots monte très vite dans un rire ample qu’il stabilise à 15 sur 20.
À son tour il sort une blague ultra-connue avec un jeu de mots simple.
L’effet est complètement raté. Francky sourit à peine. Les capteurs ne font monter sa jauge qu’à 5 sur 20.
La salle hue.
Déjà le slogan part d’une travée :
— SOIS DRÔLE OU SOIS MORT !
Mais le Capitaine Jeu-de-Mots conserve son sourire confiant. La blague de Francky est lancée et le fait rire à 15 sur 20.
À son tour il sort une blague qui monte à 7 sur 20.
Isidore murmure à Lucrèce :
— C’est Jacques le « Capitaine Jeu-de-Mots » qui va gagner.
— Francky « La Buse Verte » est beaucoup plus drôle.
— Ce n’est pas un problème de drôlerie. C’est un problème de maîtrise psychologique. Le Capitaine Jeu-de-Mots est vissé à son 15 sur 20 il ne dépassera jamais ce chiffre.
— Ses blagues sont navrantes.
— Oui, mais il les rajuste en fonction de la réaction de son adversaire.
— Francky est plus jeune, il a plus d’énergie, dit-elle.
Nouvel échange de blagues. Le « Capitaine Jeu-de-Mots » a un petit rire toujours à 15 sur 20, par contre, sa blague fait monter « La Buse Verte » à 11 sur 20.
L’échange suivant voit le scénario se reproduire.
Le vieux comique se maintient à 15 sur 20, même si la foule le conspue, et le jeune perd progressivement pied, même si la foule le soutient.
À un moment, Lucrèce ne prend plus de photos et s’aperçoit qu’elle est fascinée par cette confrontation d’esprits.
Ce jeu est une entreprise criminelle et pourtant je n’y suis pas insensible. Je comprends que pour certains le mélange d’humour et de mort soit une drogue.
J’aimerais souffler des blagues à l’oreille de Francky. Je suis sûre qu’avec des trucs sexuels il pourrait obtenir des résultats sur ce drôle de capitaine. De toute façon j’ai toujours pensé qu’il fallait se méfier des barbus. Ils ont quelque chose à cacher. Ne serait-ce que leur menton.
Isidore Katzenberg semble lui aussi à la fois horrifié et fasciné par cet étrange spectacle dont il ne mesure pas encore la portée dramatique.
Vas-y Francky. Ne te relâche pas.
Le « Capitaine Jeu-de-Mots » sort une nouvelle blague avec un jeu de mots assez médiocre. Son adversaire a un rire goguenard, sur l’écran le chiffre monte à 14 sur 20.
La salle est en effervescence.
— FRAN-CKY ! FRAN-CKY ! scandent plusieurs spectateurs.
Un cri s’élève :
— SOIS DRÔLE ET IL SERA MORT !
Le duel dure.
Les deux challengers sont maintenant à 15 sur 20 tous les deux et tous les espoirs sont permis.
Mais ce qu’a prévu Isidore se produit : le vieux comique est stable sur sa réception, et le jeune commence à suer d’angoisse malgré le soutien de l’ensemble de la salle.
Le « Capitaine Jeu-de-Mots » sort alors une blague sexuelle qui détonne avec les thèmes utilisés jusque-là.
— … Adieu Francky, t’es mort, murmure Isidore.
Soudain la courbe de réception monte à 16 sur 20, puis s’emballe : … 17, 18, 19 sur 20.
— … Bang ! chuchote Isidore une seconde avant le déclenchement de la détente.
La balle de 22 long rifle transperce proprement le crâne de « La Buse Verte » tandis que la salle pousse une clameur de déception.
Les Darius Girls circulent pour payer ceux qui ont eu la sagacité de parier sur l’homme à la barbichette blanche, qui affiche un sourire de triomphe tranquille.
Déjà d’autres Darius Girls ont surgi sur la scène et récupèrent le corps du malheureux challenger niçois.
Bon sang, il l’a eu avec des jeux de mots sexuels, comme si dans un duel à l’épée, l’un des deux avait gagné en utilisant un balai contre une fine lame.
Tadeusz Wozniak remonte sur scène, libère le gagnant et lève haut son bras droit couvert de tatouages.
Le « Capitaine Jeu-de-Mots » se lisse la barbiche comme un chat.
— Et Jacques « Capitaine Jeu-de-Mots » remporte le premier match et sera peut-être tout à l’heure le gagnant du million d’euros de ce soir !
— Ce n’est pas possible qu’un type de ce niveau ait pu gagner ! murmure Lucrèce.
— Ne jamais sous-estimer l’adversaire, la règle première de tout duel. Votre Francky ne valait pas tripette, il a sous-estimé le petit vieux à cause de son âge, ses blagues faciles et sa montée rapide à 15 sur 20. C’était de la poudre aux yeux pour le piéger. D’abord on rassure l’adversaire, ensuite on l’achève.
Il m’énerve, il m’énerve.
Une trompette sort la jeune journaliste de sa torpeur.
Déjà Tadeusz annonce le prochain match de PRAUB, qui verra la gagnante de la semaine précédente, Cathy « La Belette Argentée » – elle apparaît en cape et masque argentés et salue le public –, affronter Mimi « La Terreur Pourpre ». Une autre jeune femme apparaît à son tour en cape et masque rouges.
— Vite, profitons du brouhaha pour filer, nous avons assez d’éléments, chuchote Isidore.
Mais Lucrèce est blême, comme tétanisée.
— Lucrèce ? Ça va ?
Elle ne bouge pas, les ailes de son nez se soulèvent par saccades.
En contrebas les duellistes tirent au sort. Puis elles sont sanglées à leur fauteuil, et on dispose les pistolets contre leur tempe.
— Lucrèce ? Il y a un problème ?
La jeune journaliste n’a toujours pas cillé, le regard fixe.
Au-dessous d’eux le match de PRAUB commence.
Première blague : une histoire de pingouins qui fait monter « La Terreur Pourpre » à 11 sur 20.
Elle répond par une blague d’éléphants qui n’entraîne qu’un 10 sur 20 chez son adversaire. Les blagues fusent en vrac, sur la mort, l’obésité, l’adultère, les lapins, les paysans, les camionneurs, les autostoppeurs, les médecins, les infirmières.
Cathy « La Belette Argentée » prend le dessus, et déjà Mimi commence à suer à grosses gouttes. Le compteur indique 14 sur 20 pour la première alors que la seconde, parcourue de petits soubresauts nerveux, frôle les 16 sur 20. Elle n’est plus qu’à deux points du coup fatal.
Épuisée, Mimi sort une blague sur les lesbiennes qui n’a d’autre effet qu’un 11 sur 20.
La salle hue.
— SOIS DRÔLE OU SOIS MORTE ! scandent les premiers rangs.
— Cette fois je parie sur Cathy « La Belette Argentée », ne peut s’empêcher d’annoncer Isidore. Je donne l’autre morte dans au plus deux blagues.
Lucrèce n’a toujours pas bronché, statufiée. « La Belette Argentée » démarre une histoire longue sur deux hommes qui arrivent au paradis. Elle a un petit sourire confiant qui laisse augurer d’une chute vraiment inattendue.
Son adversaire ne peut réprimer un premier gloussement nerveux.
Chaque mot qui se rapproche de la chute fait monter le chiffre du niveau d’excitation de celle qui écoute. 15, 16, 17… 18…
La salle retient son souffle.
C’est alors que Lucrèce jette la corde qui lui a servi à grimper et se laisse glisser jusqu’au centre du ring.
Le galvanomètre affiche maintenant le chiffre 19 et…
D’un coup de pied Lucrèce dévie vers le haut le canon du pistolet. Le coup part vers le plafond, pulvérisant un spot et plongeant une partie de la scène dans l’ombre.
Profitant du désordre soudain, Lucrèce dégage rapidement des sangles « Mimi la Terreur Pourpre » et l’entraîne vers les coulisses.
Elles se cachent dans un placard d’entretien. Elles attendent que les pas de leurs poursuivants s’éloignent.
Les deux femmes se fixent étrangement.
La jeune journaliste a du mal à contenir le son rauque de son souffle.
Dans le couloir des bruits de pas signalent que les costards roses sont revenus et fouillent les loges. Les pas se rapprochent, et elles savent qu’elles ne pourront plus fuir.
Mimi trouve quand même l’énergie d’articuler :
— Merci de m’avoir sauvé la vie…, Lucrèce.
La jeune femme, sans la regarder, répond d’une voix cassée :
— Je ne savais pas que tu avais persévéré dans la voie de l’humour après tout ce temps, Mimi « La Terreur Pourpre ». Ou dois-je t’appeler par ton prénom… Marie-Ange. Ton tatouage sur le bras t’a trahie.